Trente

31 octobre 2020

Critique par Élodie Bordeaux

« Le but c’est de ne jamais être sobre, de s’étourdir avec le concret et avec l’abstrait, moi je compte bien essayer de remplir ma mission sur terre, le destin, ce concept pour moi aussi vide de sens qu’une comédie romantique avec Julia Roberts dedans, tout ce que je veux c’est remplir le néant, puisque j’ai tout vu, éduquée par l’écran, fille-sandwich qui doit baser sa vie sur ce qu’on lui montre, ma vie est la vôtre, prenez et regardez, je me suis nourrie de films où les femmes sont jeunes, bonnes et jolies avant de devenir vieilles, méchantes et laides, le temps fait son effet comme un mauvais sort, je vous le dis et je vous le répète, je suis la vilaine, la méchante, je l’assume à reculons, ça me permet de me rassurer quant au futur, ça m’aide à me séparer de la masse, je vous regarde dans les yeux et je vous le dis I WILL NEVER AGE WELL. » (Trente, p. 62-63)

Trente, c’est l’histoire d’une femme qui est persuadée qu’elle ne passera jamais le cap de la trentaine et qu’elle mourra d’une manière ou d’une autre avant d’avoir complété sa 29e année de vie. Pour passer davantage sereinement sa toute dernière année, elle décide donc de documenter mois par mois ses 29 ans dans une suite de doléances souvent malsaines et toujours obsessives.

Mon intérêt envers ce livre s’est développé lors de ma lecture du recueil de poésie Filles, de la même autrice, qui était également proche de la litanie obsessionnelle en ce sens que même dans Filles, Marie Darsigny aborde constamment l’idée que tout ira toujours de plus en plus mal et que peu importe ce que pourra tenter son personnage principal, elle se retrouvera toujours et immanquablement blessée. J’avais beaucoup aimé ce recueil, qui m’avait donné envie de relire Darsigny et d’explorer à nouveau son univers fataliste, rempli parfois de douleurs criantes, mais souvent aussi de douceurs consolatoires.

Le personnage principal est très intéressant, bien qu’il soit quelque peu difficile à saisir et à suivre par moments. En effet, Marie vit principalement par les mots dits et les activités faites par d’autres femmes qu’elle admire obséquieusement – Nelly, Marie-Sisi et Angie étant les principales fixations de la protagoniste. Elle trouve tout ce qu’elle fait moins pertinent, tout ce qu’elle dit moins captivant et tout ce qu’elle écrit moins bien formulé. La comparaison avec ces autres femmes la rend malade et renforce les comportements autodestructeurs et néfastes de Marie. À travers elles, on apprend tranquillement à la connaître, sans toutefois percer complètement sa cuirasse protectrice.

La temporalité présentée dans Trente est une suite chronologique de journées que le lecteur ou la lectrice regarde passer comme on regarderait le compteur d’une bombe à retardement qui devrait bientôt éclater : avec appréhension, angoisse et impuissance. Ajouté au style d’écriture inhabituel de l’autrice, avec des phrases longues de plusieurs pages et une ponctuation qui nous fait courir sur les lignes sans jamais pouvoir prendre de recul, Trente peut rapidement devenir une lecture inconfortable, voire confrontante. Bien que je pense que n’importe quel type de lecteur pourrait trouver les réflexions qu’il cherche à travers ce roman et être porté par les tournures et allégories féministes, intenses et poétiques de l’autrice, je ne crois pas nécessairement que Trente soit le meilleur roman pour rencontrer Marie Darsigny.

« […] c’est bien le propre du récit intime de panser des blessures devant des spectatrices qui crieront MOI AUSSI, MOI AUSSI, c’est le propre du récit de lécher sa plaie devant une foule en délire qui ne se lasse pas des traumas, la foule crie WE ARE THE WOUND, même que la foule entière brandit des pancartes avec des slogans comme LA SOUFFRANCE COMME MOTEUR DE CRÉATION ou encore TRAUMATISÉE ET LITTÉRAIRE […] » (Trente, p. 126)

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