L’autre moitié de soi

07 mars 2021

Critique par Julien Renaud

Le thème central de L’autre moitié de soi, de l’écrivaine américaine Brit Bennett, est le racisme. La discrimination raciale en mille et une nuances.

Les jumelles Vignes sont nées à Mallard, dans le nord de la Louisiane, une petite localité où les Noirs se blanchissent de génération en génération, sans jamais devenir des Blancs pour autant. N’est-ce pas absurde? Les Noirs tendent à devenir des Blancs, mais se répètent qu’ils resteront des Noirs à jamais. Les citoyens et citoyennes de Mallard discriminent donc les Noirs moins pâlis qu’eux, tout en continuant de vivre la discrimination des Blancs et en demeurant un peuple aux libertés limitées.

Après une fuite en tandem, une des jumelles Vignes, Stella, décide de se faire passer pour une Blanche afin d’obtenir un emploi. Puis, elle laisse sa soeur derrière pour s’écrire une nouvelle vie basée sur ce mensonge, afin d’accéder au monde des Blancs. Elle mariera son patron, un Blanc, et fera désormais partie de l’élite. Pour garder le mensonge en vie, elle doit camoufler ses origines, renier sa famille et s’inventer une histoire; une tâche qui s’avérera difficile et déchirante, surtout lorsqu’une famille noire s’installera en face et que sa fille se mettra à lui poser des questions sur son passé. Car au-delà des mensonges, il y a la solitude. Vaut-il mieux être seule ou discriminée? Saura-t-elle, à son tour, discriminer les Noirs pour mieux être Blanche? Comment cacher ses origines à sa fille?

L’autre jumelle, Desiree, marie un Noir et donne naissance à une jeune fille à la peau bien foncée. Quand la violence conjugale qu’elle subit l’incite à aller trouver refuge chez sa mère, à Mallard, elle retrouve la vie qu’elle a fuie et regarde, impuissante, sa fille être discriminée. Une trop-Noire dans un village de presque-Blancs.

L’autrice élargit son propos en nous présentant le parcours des filles de Stella et Desiree, Jude et Kennedy, sans oublier leur grand-mère, donnant une perspective sur trois générations de femmes. Tout comme les mères, les cousines vivent de la discrimination à leur manière, à des années-lumière l’une de l’autre.

La trame narrative de ce roman ne s’essouffle jamais, bien que les rebondissements semblent parfois trop dignes d’Hollywood. Une rencontre fortuite aurait-elle l’effet d’un séisme dans cette famille qui n’existe plus? Les jumelles se retrouveront-elles enfin? Et Jude et Kennedy, préfèrent-elles être la fille d’une Noire discriminée ou d’une Blanche mensongère? Sans trop en révéler, on peut convenir qu’il y a de quoi faire durer le plaisir!

Brit Bennett réussit un tour de force en déformant le racisme de manière à l’essorer jusqu’à la dernière goutte. Ce roman nous présente une discrimination dédoublée et inversée, intérieure et extérieure, contorsionnée et aplatie. Un reflet qui ne pourrait être plus juste, car l’identité est bel et bien un concept flou, évolutif et variable. L’autrice peint différents tableaux, nous fait voir des choses et nous pousse à une réflexion pertinente, avec brio et profondeur.

 En plus de la discrimination raciale, la relation conjugale, l’identité de genre, l’inclusion, la diversité, l’estime de soi, le féminisme, les classes sociales, la culture du viol, la filiation et les rapports à l’autre sont autant de thèmes abordés de façon magistrale. Ce livre campe son action à la fin du XXe siècle, mais s’applique encore trop bien à notre réalité. Brit Bennett nous ouvre les yeux et nous convie à un exercice intellectuel ô combien nécessaire!

En plus de la trame narrative originale et complexe, l’écriture est marquée par une incroyable fluidité, bien qu’une part d’authenticité semble avoir été perdue pendant la traduction. Même que ma haine du passé simple s’est éclipsée après quelques pages, et ça, ce n’est pas peu dire dans mon cas!

C’est un livre très universel, sans trop l’être. C’est grand public, mais voilà une avenue pertinente pour ouvrir les yeux plus largement.

J’ai dévoré ce livre, je l’ai adoré et j’y réfléchirai encore longtemps! Chapeau!

***
Pour lire la critique d’Amélie Jetté, cliquez ici.

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