Anna et l’enfant-vieillard

02 janvier 2021

Critique par Micheline Poulin

Anna tente de faire le deuil d’un enfant vivant. Son fils s’est perdu dans la drogue, puis dans la rue, une véritable descente aux enfers contre laquelle elle a tout essayé, en vain. La douleur est désormais la seule présence de l’absent, accompagnée par la peur d’Anna de le croiser, la main tendue, et de ne pas le reconnaître. Le roman raconte le parcours de cette femme et de son enfant-vieillard par le biais de fragments touchants, mais jamais larmoyants.

Un coup de coeur dur de tendresse, violent de douceur.

Je vous avoue que j’ai eu du mal à écrire cet avis sur Anna et l’enfant-vieillard, un livre qui a changé ma vision des sans-abri. Parfois, j’ai détourné le regard, j’ai marché plus vite, en faisant semblant de ne pas voir, ou j’ai changé de côté de la rue en ayant peur. À la lecture de ce roman, à la fois récit et poème, j’ai pris conscience que ces hommes et ces femmes étaient des êtres humains et qu’ils avaient une histoire, qu’ils étaient le frère et la soeur de quelqu’un, le fils et la fille d’une mère et d’un père, et qu’ils étaient peut-être même un père ou une mère. Tous ces enfants-vieillards avaient été des enfants-enfants avant d’échouer dans cette voie de garage. Le livre m’a vraiment aidée à comprendre…

Un traumatisme marque un point tournant dans la vie d’Arnaud et de sa mère Anna. Après une longue convalescence d’une agression ayant laissé de lourdes séquelles dont il ne se remettra jamais, Arnaud décroche du système pour ne s’accrocher qu’aux drogues dures. Il vit dorénavant dans la rue. Au jour le jour. Gramme après gramme. Commence alors le pénible combat sans fin de sa mère, Anna, pour sortir son fils du néant dans lequel il s’enfonce lentement, résolument…

«J’ai besoin de faire le deuil d’un enfant vivant. Et je ne sais pas comment faire ça», dira Anna en consultation avec une psychologue. Elle doit apprendre à se choisir en cessant de s’inquiéter pour son fils Arnaud, qui vit maintenant dans la rue, toujours en quête de son prochain gramme de drogue. Rien ne compte pour lui, perdu dans cet enfer, dans cette prison qu’il voit pourtant comme sa liberté. Comment une mère peut-elle abandonner son enfant à son triste sort? Comment peut-elle accepter d’abandonner? Comment ne plus craindre qu’il ait froid, qu’il ait faim, qu’il n’ait nulle part où dormir, qu’il soit volé ou battu?

Par sa plume, fluide de simplicité et de poésie, l’auteure nous offre les souvenirs de ce fils toujours tant aimé. Des souvenirs d’odeurs. Des souvenirs de rires et de regards. Des souvenirs de soleil et de plage, d’histoires et de livres. La douce mélodie des mots d’enfant, de la musique qu’il aimait adolescent. Les séquences de leurs films préférés et les beautés d’un Paris ensemble qui demeurera toujours Paris ensemble.

Par des images fortes, elle nous partage sa détresse, celle d’une mère qui ne comprend pas ce qu’elle a pu faire de mal et qui a peur. Toute mère veut le meilleur pour son enfant, une belle vie sans manque. Quand cela ne se passe pas ainsi et que ton enfant si doué est victime d’une agression et qu’il ne survit que par miracle, tu te bats pour lui. Mais aussi sans lui. Tout tenter pour lui offrir la chance de se sortir des idées noires, de la rue, des refuges, de la drogue. Quand ton bébé en a assez de la vie, comment peux-tu continuer avec l’inquiétude et la douleur? Comment ne plus y penser? Comment ne plus penser à rien? Comment dormir? Combien bien dormir? Craindre au quotidien le pire quand le téléphone sonne en pleine nuit. Des interrogations encore et toujours: que n’a-t-elle pas fait ou mal fait? Faire son possible est-il assez? Que doit-elle réparer? Aurait-elle dû s’inquiéter et intervenir davantage quand il fumait du pot à 13 ans? Comment désormais espérer pour lui des copains, une petite amie, un foyer, malgré ces éternels retours à la case départ symbolisée par un petit sachet de poudre blanche?

La maternité commence et finit où? L’amour maternel ne meurt pas, jamais. Que d’amour quand ils sont petits! Maintenant, l’enfant-vieillard, un ado de 44 ans usé à la corde, est devenu étranger. Le voir et faire semblant de ne pas voir, de ne pas le voir. L’entendre, mais ne plus répondre. Prier, même si on ne croit plus aux miracles. L’auteure écrit: « Pour aimer quelqu’un, parfois, il vaut mieux devenir un étranger. »

Francine Ruel sait susciter la tendresse chez le lecteur pour son bébé comme pour l’enfant-vieillard, à la fois sa propre victime et son bourreau. Je n’ai pas pleuré à chaque phrase (mais presque); ce texte d’une tendresse immense est aussi dur à prendre, même s’il parle d’amour. Il y a aussi le deuil si lourd, si inacceptable, alors que le fils est toujours vivant. Le deuil de ce qu’il aurait pu être. Le deuil de ce qu’il ne sera plus sans doute. Le deuil du fils, prisonnier qui enfile seul sa camisole de force. La pitié devant l’enfant-vieillard. L’impuissance intolérable d’une mère qui voudrait faire plus, mais qui ne le peut plus… Francine Ruel écrit aussi: «Elle a en elle des sanglots empilés les uns sur les autres, qui ne s’écoulent qu’au compte-gouttes.»

Deux dernières citations:
«La douleur est la seule présence de l’absent.»
«Celui qui est devant elle est tombé, et il est incapable de se relever. Il reste là, inerte, anéanti. C’est un enfant-escargot qui transporte sa vie sur son dos. C’est un enfant-vieillard qui traverse sa nuit.»

J’ai adoré ce texte percutant sur un jeune homme qui tombe dans l’enfer des drogues dures et ses ravages et qui s’évade dans l’univers des sans-abri, et ses réalités cruelles et absurdes. Le combat de sa mère qui tente de l’aider est un hymne à l’amour. Je le recommande avec au coeur une prière pour tous les enfants-vieillards, mais pour Arnaud en particulier.

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